Force et honneur !

Quand l'art inspire le cinéma !

Le péplum, genre cinématographique qui met en scène des héros musclés, des glaives et des décors grandioses, est devenu populaire grâce à des films emblématiques, tel que le célèbre Quo Vadis ? (1951) de Mervyn LeRoy et le tout dernier Gladiator II (2024) de Ridley Scott (dont le premier sorti en 2000, on s'en rappelle, aura reçu 5 Oscar, dont l'Oscar du Meilleur acteur pour Russel Crowe). Les grands réalisateurs de ces films se sont souvent inspirés de peintures académiques pour recréer l’esthétique et l'univers de l’Antiquité montrant ainsi le lien étroit entre le 7e art et les arts visuels, notamment la peinture et la sculpture. 

Le tableau Pollice Verso (1872) de Jean-Léon Gérôme illustre parfaitement cet héritage artistique sur le cinéma. La scène prend place au cœur de l’arène romaine, un gladiateur armé d’un filet, plus précisément un rétiaire, est au sol, suppliant pour sa vie, tandis qu’un mirmillon casqué attend le signal de la loge impériale. Les spectateurs, pouce baissé, refusent la grâce du rétiaire. Nous allons déconstruire tout de suite ce mythe bien présent dans le cinéma hollywoodien d'aujourd'hui...cette image du pousse baisé ancrée dans l’imaginaire collectif ne reflète pas la réalité historique. Selon l’historien Laurent Aknin, ce pouce baissé est une invention de l'artiste Jean-Léon Gérôme et ne correspond pas aux pratiques de l’époque romaine.


Jean-Léon Gérôme, Pollice Verso, 1872, huile sur toile, 100,3 × 148,9 cm, Phoenix, Phoenix Art Museum. © Wikimédia Commons

Malgré cette liberté de l'artiste, la scène représentée n'en ai pas moins cinématographique. Dans cette huile sur toile conservée au sein du Phoenix Art Museum, Gérôme donne vie aux jeux romains de manière saisissante. Il y met en scène une foule avide de spectacle, une arène baignée de lumière et le sable de cette dernière rougi par le sang. La lumière y accentue la tension dramatique : les protagonistes sont éclairés, tandis que la foule est plongée dans l’ombre, créant un contraste entre l’action et le public voyeur. Gérôme représente chaque détail avec minutie, depuis le métal des armures jusqu’aux expressions des combattants, instaurant une atmosphère à la fois théâtrale et cruelle.

A la fois précise et dramaturge, l’œuvre de Gérôme dépeint fidèlement les équipements des gladiateurs : les Thraces sont armés d’épées courtes, de casques et de jambières, tandis que le rétiaire est muni d’un filet et d’un trident. Pourtant (et on l'avait remarqué avec cette histoire de pousse baissé), l'artiste prend quelques libertés : il est rare que les gladiateurs se battent jusqu’à la mort, car ces combats, coûteux pour les organisateurs, obéissent à des règles strictes et sont souvent suspendus avant l’issue fatale.


Jean-Léon Gérôme, Pollice Verso, 1872, huile sur toile, 100,3 × 148,9 cm, Phoenix, Phoenix Art Museum. © Wikimédia Commons

Véritable représentation de la cruauté collective et de la soif de spectacle. L'œuvre illustre l’autorité de l’empereur, dont le jugement décide de la vie ou de la mort. Cette huile sur toile reflète ainsi une fascination pour la violence et le pouvoir, une thématique intemporelle qui touche à l’éthique de la souffrance comme divertissement.

Les effets de lumière soulignent l'esthétique de la violence en se reflétant sur des éléments importants, tels que le velum qui protège les spectateurs du soleil, rappelant les jeux de midi, les plus cruels selon les auteurs antiques. Les tons sombres de l’amphithéâtre (noir, gris, bordeaux) créent un cadre sinistre, tandis que des touches de rouge symbolisent à la fois le pouvoir et le sang versé dans l’arène. Les reflets sur les casques et les armures attirent l’attention sur les gladiateurs.

 

Jean-Léon Gérôme, Pollice Verso, 1872, huile sur toile, 100,3 × 148,9 cm, Phoenix, Phoenix Art Museum. © Wikimédia Commons

Œuvre théâtrale et cinématographique, Pollice Verso comporte de nombreux détails qui accentuent le caractère dramaturge de cette instant suspendu entre la vie et la mort. L’aigle noir sur la tenture de la tribune impériale symbolise la mort elle même, s’opposant aux aigles dorés représentant le pouvoir. Par ailleurs, l’empereur est peint de manière discrète et hésitante, en contraste avec la grandeur généralement accordée aux figures impériales. 

Parmi le public, un groupe de Vestales, prêtresses sacrées de Vesta, observe le combat avec véhémence, ce qui est peu conforme à leur rôle historique de miséricorde. Cette interprétation de Gérôme vise à choquer : si les Vestales pouvaient assister aux jeux, les textes anciens ne les décrivent pas comme exigeant la mort d’un gladiateur. Par ailleurs, elles n’étaient pas censées occuper les gradins inférieurs, réservés aux sénateurs.

Un motif de chardon dans la décoration attire également l’attention. Il symbolise la souffrance et la vertu protégée. Cette allusion peut être interprétée comme une ironie de l'artiste envers les Vestales, dont le comportement semble contredire leur pureté. Le visage cyanosé du rétiaire agonisant rappelle la souffrance physique endurée par les gladiateurs.

Bien que Gérôme se soit inspiré des récits historiques pour recréer des détails précis (types de gladiateurs, architecture de l'arène, costumes), son œuvre contient une part de fiction. En ajoutant des éléments dramatiques comme les Vestales en furie et en inventant le geste du pouce baissé (pollice verso), Gérôme exacerbe la tension dramatique pour offrir une réflexion sur la violence et le pouvoir.


Jean-Léon Gérôme, Ave Caesar, morituri te salutant, 1859, huile sur toile, 93,1 × 145,4 cm , Yale University Art Gallery. © Wikimédia Commons

Spectacle théâtrale saisissant reflétant puissance et cruauté, on se souvient que quelques années auparavant, en 1859, l'artiste a réalisé l'œuvre Ave Caesar! Morituri te salutant. Dans cette œuvre, un autre moment essentiel de la vie des gladiateurs est immortalisé, celui où, avant le combat, ils saluent l'empereur avec la célèbre formule « Ave, Caesar, morituri te salutant » (« Salut, César, ceux qui vont mourir te saluent »). Les gladiateurs sont alignés, et leur posture révèle à la fois la résignation et la bravoure face à leur sort. Ils acceptent leur rôle de sacrifices vivants dans un spectacle conçu pour divertir la plèbe romaine. Ici, Gérôme capture la dignité de ces hommes malgré leur condition de « condamnés à mort ». L’attention portée à leurs visages, leurs corps, et la manière dont ils regardent l’empereur confère à la scène une intensité dramatique : c’est un moment de soumission totale, mais également un acte de défi silencieux contre un système qui les exploite.

Les deux œuvres, bien qu’illustrant des moments distincts du rituel gladiatorial, explorent des thèmes similaires. Tout d'abord, elles révèlent la violence institutionnalisée de Rome et l’inhumanité d’une société qui érige en divertissement la mort d’individus captifs. Dans Pollice Verso, le gladiateur blessé attend le verdict, tandis que dans Ave Caesar! Morituri te salutant, les combattants anticipent leur destin, conscients de l’issue potentielle. Le thème de la mort imminente, omniprésent, est renforcé par la présence imposante de l’empereur, symbole de l'autorité et de la société entière qui impose cette fatalité.

Par ailleurs, dans les deux tableaux, la foule romaine se fait le reflet d'une humanité prise par un désir de puissance et de cruauté, accentuant l’idée de voyeurisme macabre. La foule ne fait qu’attendre la mort, et Gérôme nous montre ainsi les dangers d’une société qui sacralise le pouvoir au point de réduire l’individu à une simple pièce dans un jeu de domination. Gérôme invite donc le spectateur à réfléchir à son propre rôle en tant que témoin de cette violence, une introspection qui nous interroge sur notre propre relation au spectacle, à la violence, et au jugement.

 

Jean-Léon Gérôme & Aimé Morot & Adrien-Aurélien Hébrard, Gérôme exécutant Les Gladiateurs. Monument à Gérôme, vers 1878-1909, bronze, 360 × 182 cm, Paris, Musée d'Orsay. © Galerie Exploratio

Si dans son œuvre Pollice Verso, Gérôme illustre le combat physique et moral du gladiateur face à un destin qu’il ne peut contrôler. En parallèle, Gérôme exécutant Les Gladiateurs présente l'artiste lui-même comme un gladiateur des arts, engagé dans un affrontement symbolique pour représenter l’histoire avec vérité et intensité. Ici, l’acte de création est presque mythifié, tout comme le combat des gladiateurs : Gérôme n’est pas seulement un peintre, mais un combattant de la représentation, et Morot et Hébrard, en lui rendant hommage, le place au même niveau que les figures qu’il immortalise.

Pollice Verso est bien plus qu’une représentation des jeux romains ; il interroge notre fascination pour la violence et la domination, mettant en lumière des aspects sombres de l’âme humaine. En inspirant le genre du péplum, Gérôme a durablement marqué notre vision de l’Antiquité, tout en suscitant une réflexion éthique sur les spectacles de souffrance. La scène du pouce tourné, chargée de suspense et de tension morale, illustre l’autorité absolue exercée sur la vie des gladiateurs, transformés en objets de spectacle pour satisfaire le voyeurisme de la foule. Gérôme dépeint ainsi un moment à la fois épique et sinistre qui questionne l’humanité, et c’est précisément cette complexité qui a influencé le cinéma actuel.

Cette œuvre a notamment marqué des réalisateurs comme Ridley Scott, qui a directement puisé dans Pollice Verso pour son film Gladiator (2000), recréant l’atmosphère, l’esthétique grandiose, et l’intensité morale du tableau. À travers des décors imposants et des scènes de jugement dans l’arène, le cinéma rend hommage à la puissance visuelle et symbolique de l’œuvre de Gérôme, en actualisant sa portée. Les cinéastes exploitent ainsi les contrastes que Gérôme a établis entre la grandeur et la cruauté, utilisant l'arène romaine comme une métaphore des dérives de toute société attirée par le pouvoir et la violence.

L’héritage de Pollice Verso dans le cinéma actuel va donc au-delà de la simple reconstitution historique : elle inspire une réflexion sur les pulsions humaines et l’éthique du divertissement, qui résonne encore dans notre époque. Ainsi, Pollice Verso continue de résonner dans le cinéma actuel en offrant une esthétique et une thématique intemporelles, qui enrichissent l’expérience visuelle et morale des récits épiques. Gérôme, à travers ce tableau, a ouvert la voie à une représentation cinématographique de Rome qui allie spectacle, tension et profondeur, des éléments qui restent au cœur des films inspirés de cette période.