La tragédie de Lucrèce 


" Sandro Botticelli apprenait tout ce qu’il voulait, mais refusait de s’appliquer à la lecture et au calcul "

Gorgio Vasari


Né en 1445 au sein de la ville de Florence et mort en 1510, Alessandro di Mariano di Vanni Filipepi, plus connu sous le nom de Sandro Botticelli, est un des peintres florentins les plus importants de la Renaissance Italienne. Mariano Filipepi, son père, était tanneur et connaissait bon nombre d’artistes et d’orfèvres. Selon Vasari, célèbre théoricien du XVe siècle, Sandro Botticelli apprenait « tout ce qu’il voulait, mais refusait de s’appliquer à la lecture et au calcul ». Ainsi, Botticelli entra à l’âge de 20 ans au sein de l’atelier de l’artiste florentin, Fra Filippo Lippi. Il reçut son apprentissage au côté d’artiste comme Andrea del Verrocchio. L’apprentissage de l’orfèvrerie va influencer grandement son art. Botticelli est connu pour ses allégories, il obtient au cours de l’année 1470 sa première commande, cette dernière s’intitule La Force. Au cours de l’année 1472, il compose le diptyque des Épisodes de la vie de Judith, avec La Découverte du cadavre d'Holopherne. Au cours de sa vie Botticelli fréquenta la famille Médicis. De surcroit, l’artiste adhère aux pensées humanistes de l’époque. Appelé par le pape Sixte IV, Botticelli se rendra au sein de la ville de Rome au cours de l’année 1481 dans le but de décorer la chapelle Sixtine. Ainsi, il réalisa trois grandes fresques Les Épreuves de Moïse, La Tentation du Christ et La Punition des Rebelles Lévites. L’artiste réalisa notamment La Naissance de Vénus datant de 1485 et la Primavera datant de 1482, deux œuvres connues dans le monde entier. Travaillant pour la famille Médicis, Botticelli fut profondément marqué par la mort de Laurent le Magnifique au cours de l’année 1492. Au cours de cette année, le moine Savonarole accède au pouvoir. Ces événements vont marquer l’artiste et son art. En effet, durant cette période l’artiste va représenter des sujets à fort message moral. C’est dans un contexte politique tendu au sein de la ville de Florence que l’artiste réalise, La Tragédie de Lucrèce

Réalisée au cours de l’année 1498, La Tragédie de Lucrèce ou Storia di Lucrezia en italien est une tempera sur bois mesurant 84 sur 130 cm. Elle est actuellement conservée au musée Isabella Stewart Gardner au sein de la ville de Boston. L’histoire derrière cette scène est racontée dans le livre I d’Histoire de Rome écrit par Tite Live en 31 avant J.C. Le récit raconte le suicide de Lucrèce, jeune femme belle et vertueuse, après avoir été violée par Sextus, le fils de Tarquin le Superbe. Le tableau fait « pendant » à l’une des œuvres du peintre florentins conservé à l’Académie Carrara de Bergame qui s’intitule l'Histoire de Virginie Romana réalisé la même année . Les deux œuvres font parties d’un ensemble appelé Histoires de Virginie et Lucrèce. Le commanditaire de cette œuvre était sans doute un notable de Florence du nom de Giovanni Vespucci. Ce dernier aurait commandé cette œuvre pour son mariage. La Tragédie de Lucrèce fut réalisée au cours du règne du moine tyrannique Jérôme Savonarole. L’œuvre illustre la tyrannie au sein de la ville de Florence.


 BOTTICELLI Sandro, La Tragédie de Lucrèce, 1498, tempera sur bois, 84 x 180 cm, Boston, Musée Isabella Stewart Gardner. © Wikipédia

Au sein de l’œuvre, les épisodes de l’Histoire de Lucrèce se divise en trois parties. A gauche, l’on peut apercevoir le viol de Lucrèce par Sextus, ce dernier possède un regard menaçant et menace Lucrèce avec un poignard. A droite, l’on remarque le corps mort de Lucrèce, ce dernier est retrouvé alors par son père, son mari et Brutus. Enfin, au centre, l’on peut apercevoir le corps sans vie de Lucrèce allongé sur un socle de couleur noir. Brutus est surélevé et appelle le peuple à la révolte. Le peuple est constitué de noble armée. La composition de l’œuvre est triparties. L’artiste représente le moment le plus important au centre de la toile. Ce choix n’est pas anodin, puisque l’appel à la révolte illustre les enjeux politiques de l’œuvre. L’art de la narration est un intérêt central au sein de son œuvre. Botticelli représente ici une tension rythmique toujours plus forte qui lient les personnages à l’action. Le rythme de la composition énonce le « ton émotionnelle de l’istoria ». Le mouvement est ici l’expression de la violence de la scène. Lucrèce est une héroïne chaste considéré comme une exempla virtutis. Le mouvement des drapés, des cheveux, les armes pointées en direction du ciel illustrent toute l’intensité des scènes. Les personnages sont représentés en frise, ce qui illustre l’aspect narratif de l’œuvre. Aucuns personnages ne regardent le spectateur, néanmoins, le spectateur se sent imprégné par le récit qu’illustre l’œuvre de par sa composition et par la monumentalité des décors représentés. Les figures se situent uniquement au premier plan de la composition. La composition est claire et amène une efficacité narrative. L’injure, le suicide et la révolte sont les piliers fondamentaux de l’œuvre. La scène de déploration au moment de la découverte du corps de Lucrèce évoque les représentations de la figure de la déposition du christ De surcroit, les personnages semblent écrasés par le décor imposant. Ce dernier structure toute la composition et illustre le savoir-faire de Botticelli et son goût pour les fonds architecturaux. 

Dans son ouvrage Summa de arithmetica geometria, proportioni e proportionalita, Luca Pacioli considérait Botticelli comme « un maître habile de la perspective ». Cette dernière tient une place centrale dans l’œuvre de Botticelli. Elle est très présente au sein de l’œuvre. L’on peut en effet apercevoir un fond d’architecture classique. Un grand arc de triomphe est visible au loin. Son architecture est inspirée de ceux des forums romains. Il est décoré de bas-relief et de colonnes surmontées de statues dorées. Sandro Botticelli se préoccupe ainsi de la perspective. La perspective est commune chez les artistes florentins portant un regard sur les monuments de Rome. Cette perspective s’illustre également dans ses œuvres comme l’Histoire de Virgini Romana, la Calomnie d’Appelle ou encore L’Histoire de Zenobe. Le cadre et la scène à arcade évoque les représentions théâtrales de la seconde moitié du XVe siècle. La perspective est accentuée par les piliers, les colonnes et les architraves. La perspective de l’œuvre pousse le spectateur à regarder l’œuvre de bas en haut, le décor imposant pèse sur la vue du spectateur. Selon André Chastel, les frises illustrent respectivement de gauche à droite, l’histoire de Judith, l’exploit d’Horatius Coclès héros romain célèbre pour avoir défendu les ponts de Rome face aux Étrusques, et les exploits de Curtius et de Mucius Scaevola. La perspective s’inscrit dans la composition de l’œuvre. Elle confère sa spatialité et son caractère théâtrale. Les séries de colonnes illustrent les rappels de format de la toile. La perspective structure ainsi la composition 

L’architecture tient une place centrale dans la composition. De plus, il semblerait que l’arc de Septime Sévère et que l’arc de Constantin est inspirés l’artiste pour réaliser le fond d’architecture de son œuvre. L’arc de Triomphe situé à l’arrière se rapproche de l’arc de triomphe visible dans le châtiment des rebelles. Les loggias représentées au sein de l’œuvre évoquent les édifices de la ville de Florence du Quattrocento. L’art de la narration est un intérêt central au sein de son œuvre. Il s’inspire notamment de l’artiste Donatello. Botticelli représente une tension rythmique toujours plus forte qui lient les personnages à l’action. Le rythme de la composition énonce le « ton émotionnelle de l’istoria ». L’œuvre semble se divisée en deux grâce à la présence d’une colonne de porphyre surmontée par une sculpture représentant David. Cette sculpture fait référence à la sculpture en bronze réalisée entre 1430 et 1432 par Donatello. S’intitulant David, l’œuvre était appartenait initialement à la famille Médicis. L’œuvre sera par la suite réquisitionnée au cours de l’année 1495 à la suite des tensions politiques et sera transférée au cortile du Palazzo Vecchio. Actuellement, l’œuvre est exposée au sein du palais du Bargello de la ville de Florence. La présence de cette statue dans l’œuvre Botticelli illustre ses inspirations et sa volonté de représenter la ville de Florence. L’artiste mêle ainsi architecture romaine et référence à la ville de Florence.


DONATELLO, David, 1430-1432, bronze, 158 cm, Bargello, Florence. © Wikipédia

L’œuvre de Botticelli est à mettre en parallèle avec La Tragédie de Lucrèce réalisé par Filippino Lippi. Il existe donc un rapport étroit entre les deux artistes. Filippino Lippi est le fils de Fra Filipino Lippi, le maître de Botticelli. Filippino Lippi réalisa également l’œuvre qui fait pendant à l’Histoire de Lucrèce, L’Histoire de Virgini Romana. La représentation d’éléments dorés comme les statues au sein de l’œuvre de Botticelli font directement référence à sa première formation artistique, l’orfèvrerie. L’œuvre est ordonnée et est également à rapprocher avec les épisodes de la vie de St Zenobe. La composition tripartite est similaire et se retrouve dans les deux œuvres. Si les deux artistes ont choisi de représenter les même scènes. L’œuvre de Botticelli diffère de celle de Filippino Lippi puisque Botticelli a choisi de représenter l’agression de Lucrèce. Filippino Lippi représente Lucrèce directement après son suicide à la gauche de la composition dans l’œuvre de Botticelli cette scène est située à droite. Lucrèce est dans la même position au moment de la découverte de son corps. Représenter cet épisode de vie d’héroïne antique qui meure pour préserver sa chasteté et sa réputation vertueuse était donc un thème approprié pour l’époque. 

Plus qu’une apologique et qu’une représentation de la vertu féminine l’œuvre de Botticelli serait un manifeste politique. Brutus représenté au centre de la toile, les allusions à la révolte et la glorification des héros antiques dans une florence républicaine suggèrent que ces tableaux évoquaient des vertus et des aspects politique. La fin du siècle à Florence est marquée par de nombreuse difficultés politiques. Ces dernières sont liés à un mécontentement à l’égard de la gestion du pouvoir par les Médicis et les conséquences expansionnistes de l’arme de Charles VIII dont les armées envahissent l’Italie. Selon Vasari, Botticelli était partisan du prédicateur Savonarole et appartenant au piagnoni (en français pleurnicheurs) : « Sandro prit partie pour cette secte.[…] En effet, obstinément attaché à cette secte et faisant, comme on dirait alors, le piagnone, il s’abstint de travailler, devint vieux et, perdant la mémoire, fut conduit à l’indigence ». Deux groupes s’opposent au sein de la ville de Florence. D’un côté les pleurnicheurs partisans de Savonarole et de l’autre côté les enrages en italien les arrabbiati, ces derniers refusaient la politique de Savonarole. Les deux groupes s’affrontèrent dans les rues de la ville. Il y a donc un besoin de renouveau et de moralisation. La ville de Florence est bouleversée par l’arrivée des troupes militaires de Charles VIII, cette arrivée va renverser la famille Médicis et le pouvoir de la République Florentine. Cet évènement fut prédit par le prédicateur Savonarole, principal opposant de la famille Médicis. Ce dernier va ainsi rencontrer le roi de France dans le but de négocier des conditions de paix. Cette coïncidence et les événements qui se produisent bel et bien vont assoir l’autorité de Savonarole au sein de la ville. Ce dernier va ainsi fonder un gouvernement théocratique au cours de l’année 1494. Devenu dirigeant de la cité, Savonarole instaure une tyrannie au sein de Florence. Le peuple Florentin lassé des excès du dirigeant va alors se révolter menant à une première émeute le 4 mai 1497. Le 23 mai 1498, Savonarole alors excommunié par le pape Alexandre VI et accusé d’hérésie sera exécuté. Le thème de L’Histoire de Lucrèce est repris pour évoquer la fin de la monarchie à Rome et le début de la République. Le thème choisit par l’artiste est donc à mettre en lien avec les évènements s’étant produit au sein de la ville de Florence. 

L’œuvre possède toutefois un caractère humaniste qui témoigne de l’époque de Botticelli et de ses entourages. Savonarole s’est attaqué à l’humanisme et la société de la ville de Florence, qui pourtant est considérée comme la capitale des arts et des lettres au cours de cette époque. Les références aux victoires des héros romains illustrent l’érudition de l’artiste et de son entourage. Puisqu’en effet, Botticelli s’est entouré de gens lettres et d’humaniste comme par exemple Pic de la Mirandole. L’œuvre de Botticelli est un symbole illustrant le retour à une République et indique le retour prochain des Médicis, ces derniers reviendront à Florence au cours de l’année 1512. Le thème de la Tragédie de Lucrèce sera par ailleurs un thème repris dans la Divine Comédie de Dante. Pour laquelle, Botticelli réalisera les illustrations. La Tragédie de Lucrèce de Botticelli témoigne du savoir faire de l’artiste dans l’art de représenter une source littéraire mais également de représenter la perspective. Œuvre à fond moral et politique, elle illustre un événement sombre de la ville de Florence tout en mettant en lumière l’érudition et l’humanisme de cette cité. 


Bibliographie

Ouvrages ARASSE Daniel, DEVECCHI Pialuigi, NITTI Patrizia, Botticelli: De Laurent le Magnifique à Savonarole, Milan, Skira, 2003. 

BO Carlo, Botticelli, Paris, Flammarion, impr. 2005. 

CECCHI Alessandro, Botticelli, Milan, Federico Motta Editore, cop. 2005. 

CECCHI Alessandro, Filippino Lippi e Sandro Botticelli nella Firenze del’400, Milan, 24 Ore Cultura, 2011. 

CHASTEL André, Toute l’œuvre peint de Botticelli, Paris, Flammarion, cop. 1968. 

FEUILLET Michel, Botticelli et Savonarole : l’humanisme à l’épreuve du feu, Paris, Éditions du Cerf, 2010.

HARTT Frederic, Sandro Botticelli (1444 – 1510), Paris, Flammarion, cop. 1953. 


Articles en lignes 

DE LA COSTE-MESSELIERE Marie-Geneviève, « Sandro Botticelli – (1444 – 1510)”, In Encyclopaedia Universalis [en ligne]. 

MIZIOTEK Jerzy, ““Florentina libertas”: la ‘storia di Lucrezia romana e la cacciata del tiranno’ sui cassoni del primo Rinascimento”, In Prospettiva, No. 83/84, 1996, pp. 159 – 176